Une énième dispute. Voilà ce à quoi Thomas avait à faire et autant dire que la migraine qui venait de poindre dans son crâne ne s'amenuisait pas. Il voyait les trois petits points qui allaient et partaient sur son écran de téléphone, signe que Lissa écrivait encore et encore. Un pavé. Rempli de remontrances plus stupides et inutiles les unes que les autres, son verre de scotch à la main qu'il vida d'une traite, Thomas lisait avec distance ce sms qui prenait toute l'écran. Toujours les mêmes reproches, le train-train quotidien, le deuil dont il est encore frappé et que Lissa ne comprend pas. Elle ne comprendra jamais qu'il a perdu avec sa soeur, une moitié de son coeur. Elle ne comprendra jamais qu'elle est partie en emportant son envie de faire le bien, maintenant, Thomas se fiche de faire du mal. Parce qu'il sait qu'Anna ne sera pas là pour le réprimander et il se fout de ce qu'on peut penser de lui parce qu'il n'a plus le regard de sa soeur qui se dépose sur lui quand il fait une connerie, plus personne pour lui dire que c'est le plus gros des cons quand il fait une connerie. Plus personne pour lui dire d'aller se faire foutre avec son comportement de prétentieux. Plus personne n'a l'audace de le remettre à sa place. Il soupira alors et éteignit son écran avant de vider le verre de scotch et le déposer dans l'évier, pinçant ses lèvres avant que l'image délicieuse d'une de ses rencontres ne viennent se matérialiser devant ses yeux. Il grimaça un instant et lui envoya un sms, lui demandant si elle pouvait passer. Il n'avait pas prévu de la revoir, n'avait pas prévu de lui demander de passer un peu de temps avec elle. Mais il n'avait envie de parler à personne d'autres qu'elle. Elle, elle comprenait. Elle, elle ne jugeait pas. Il soupira, fit un brin de ménage, et quand elle toqua à la porte, il s'étonna presque de la rapidité avec laquelle elle vint chez lui. Peut-être était-elle dans le coin, sûrement. Après tout, il ne connaissait pas grand chose d'elle. Il remonta les manches de sa chemise et lui ouvrit la porte, avec un sourire en coin. Un rien séducteur mais sans en faire trop non plus « Je ne pensais pas que tu voudrais venir. » Il lui fit place pour qu'elle entre dans l'appartement « Je suis désolé de t'avoir demandé de venir. Mais j'avais besoin de voir quelqu'un, et j'avais l'impression que c'était toi que je devais voir. »

Beyoncé résonnait dans l'appartement, le café coulait à flots et logiquement, motivation et inspiration auraient dû suivre. Noomi avait eu une bonne semaine, sur ce plan-là. Elle avait terminé le design de la moitié de ses personnages principaux mais le reste lui échappait, trop flou, trop vague pour être traduit de sa tête à ses écrans. Elle avait eu beau tenté tous les trucs et astuces à sa disposition pour titiller sa muse, rien n'y avait fait. Pas les promenades restreintes aux trois blocs qu'elle connaissait par cœur, ni les quatre livres qu'elle avait englouti en quarante-huit heures, ni même la moitié de la saison de Game of Thrones qu'elle avait lancé en nettoyant son appartement de fond en combles. Elle était coincée, bloquée dans un entre-deux duquel rien ne semblait pouvoir l'en sortir. Dépitée, secouée par une frustration que les deux langages qu'elle maîtrisait ne pouvait décrire, elle finit par abandonner son bureau pour s'offrir une douche, pensant naïvement que sa salle de bains, havre de paix où elle réalisait ses meilleures réflexions, lui apporterait la réponse. Le ting ting reconnaissable de son portable interrompit cette nouvelle tentative. Avec un juron qui aurait fait rougir son père, elle repoussa le rideau pour jeter un coup d'œil au message reçu, prête à envoyer paître son expéditeur sans ménagement. La surprise de lire le nom de Thomas éclipsa son irritation. Elle avait accepté l'échange de numéros sans attendre grand-chose, consciente qu'il s'agissait certainement plus d'une formalité que des prémices d'une quelconque relation. La vie n'avait rien d'un roman à l'eau de rose et la plupart des gens ne tombaient pas amoureux d'un coup d'un soir rencontré dans un bar, pas même Noomi et ses expériences romantiques désastreuses. Ce n'était qu'une aventure, une histoire sans lendemain et elle n'aurait certainement pas fait le premier pas pour la prolonger. Pas même une fois qu'elle avait réalisé que l'immeuble dans lequel elle venait d'emménager lui avait paru familier à la visite de son appartement parce qu'il y vivait. Une coïncidence qui l'avait fait sourire sans pour autant la pousser à se faire connaître. Si charmant qu'il avait pu être cette fameuse nuit, Thomas ne lui avait pas donné l'impression d'être quelqu'un qui s'amuserait de telles circonstances. Au mieux, il penserait qu'elle avait une idée derrière la tête. Au pire ? Il l'imaginerait obsédée, prête à ressauter dans son lit à la première occasion, voire même capable de manigancer pour le piéger avec une grossesse. Mais il l'avait contactée sans savoir et, après tout, elle n'avait rien de mieux à faire.

Propre et habillée, elle hésita un instant devant son sac à mains. Fallait-il vraiment s'encombrer lorsqu'on s'apprêtait à simplement traverser le hall ? Noomi grimaça, un rien mal à l'aise à l'idée de quitter son foyer sans le strict minimum. Elle tourna néanmoins le dos à sa Switch et claqua la porte d'entrée, non sans avoir vérifié qu'elle avait bien ses clés. Crocheter une serrure était bien plus facile à faire quand il s'agissait d'une combinaison de boutons sur console que dans la vraie vie et elle n'avait pas spécialement envie de devoir faire appel à un serrurier si son plan cul tournait court. Parce que c'était probablement ça, l'idée. Sinon pourquoi lui envoyer un texto à pareille heure ?

Le sourire que lui servit Thomas lorsqu'il lui ouvrit la conforta dans cette idée. Elle leva les yeux au ciel, un rien amusée, pas tout à fait convaincue par ses explications. Pourtant, si il y avait bien une impression qu'il lui avait laissé, c'était qu'il était honnête. Après tout, il n'avait aucune raison de lui mentir mais Noomi ne pouvait pas s'empêcher de penser qu'il y avait dans ces quelques mots un semblant d'inexactitude. Si elle les avait lu, écrit dans la bouche de l'un ou l'autre des personnages qui la passionnaient le temps d'une lecture, elle aurait sans doute fondu mentalement, un sourire béat aux lèvres. Mais elle n'était pas l'héroïne d'une romcom et les quelques déclarations qu'on avait pu lui faire avaient fini par être entachées par la fin pathétique de ses histoires. Je sais pas si tu sors ça à toutes les filles, lança-t-elle en entrant, se débarrassant de ses baskets en quelques mouvements de talons, mais tu devrais, c'est très efficace. Je calmerais juste un peu le sourire de joli cœur à ta place ou tu risques de finir par avoir des légions de nanas folles amoureuses à ta porte. Elle marqua une pause, fronçant le nez. Pas moi, évidemment. C'est juste un conseil, ajouta-t-elle avant de se lancer dans une exploration de l'appartement pour laquelle elle aurait sans doute dû demander l'autorisation. Cela dit, elle avait été invitée. Et il était beaucoup trop tentant de céder à sa curiosité naturelle. Elle avait un peu trop occupée pour fouiner, la dernière fois.

Il n’avait pas conscience de ce que cela impliqué de la revoir. Non, il avait pensé naïvement que ça aurait été qu’une fois. Un échange de numéro, il avait pensé qu’il ne la rappellerait jamais. Mais elle hantait ses pensées. Peut-être parce qu’elle ne l’avait pas jugé de prime abord, peut-être parce qu’elle n’avait pas émis de jugement quand il lui avait parlé de sa soeur, quand ils s’étaient rencontrés, elle avait ce visage qui attirait la sympathie, elle avait ce visage qui menait facilement aux confessions. Il avait pensé qu’elle fuirait quand il avait évoqué Max mais non, et c’est peut-être pour ça qu’il lui avait payé un verre, parce qu’elle n’avait pas juger. Et puis, il ne s’était pas attendu à finir la nuit avec elle, il ne s’était pas attendu à ce qu’elle prenne tant de place dans son esprit qui était déjà embrumés par des disputes, la voilà qu’elle illuminait tout sur son passage. Et la voir devant chez lui ne dérogeait pas à la règle, il se sentait instantanément mieux. Parce qu’elle était là, avec son sourire. Elle était là comme la tempête dans les jours d’été, elle était là comme la lumière dans la nuit noire, éclairée seulement par deux, trois étoiles dans le ciel recouvert de nuages. Et il explosa de rire face à sa remarque, se pinça les lèvres le temps d’une seconde ou deux et la regarda faire comme chez elle. Une décontraction déconcertante qui ne le dérangeait en rien. « Alors je suis désolée de te décevoir mais non, je ne sors pas ça à toutes les filles que je veux ramener. » Il s’étonna, haussa un sourcil et pouffa de rire en la regardant qui s’échappait, incapable de trouver quoi lui dire, ou quoi rétorquer face à tant d’impertinence. Il l’accompagna dans son exploration en refermant la porte et il se dirigea automatiquement vers le bar « Je te sers quelque chose à boire ? » demanda t-il d’une voix inquisitrice. « A moins que tu ne veuilles continuer à explorer ? » continua t-il, amusé, tout en la regardant fouiller ou du moins zieuter sans vergogne. Il se servit alors un verre de scotch et en fit de même pour Noomi, il attendit qu’elle ait terminé son exploration et lorsqu’il la vit revenir à lui, il lui tendit le verre « Comment s’est passé ta journée ? » Conversation banale, pour deux êtres à la relation peu conventionnelle.

Il y avait quelque chose d'un rien déconcertant et de vaguement excitant dans le fait de se retrouver face à quelqu'un qui savait exactement à quoi elle ressemblait, sous son jogging. Noomi n'était pas exactement le genre de personnes que les histoires sans lendemain satisfaisaient et se voir offrir une extension à pareille situation était un rien perturbant. Certes, le courant était passé exceptionnellement bien avec Thomas, la première fois. Mieux que ça, même. Elle ne se souvenait pas d'avoir partagé une telle connexion avec qui que ce soit, empreinte d'honnêteté et de simplicité. Mais Noomi était faite pour l'engagement et elle avait la distincte impression que ce n'était pas le cas pour lui. Et ce n'était pas un problème en soi. Il ne lui devait rien, il ne lui avait rien promis mais lui ouvrir une nouvelle fois la porte de chez lui était perturbant. Quelle tragédie, se contenta-t-elle de répondre en sautillant à l'intérieur, peu désireuse de discuter les sans doute très nombreuses aventures qu'ils vivaient. Parce qu'autant être honnête, il avait le physique de l'emploi. Il était charmant, très charmant, et elle avait pleinement confiance en ses capacités de séduire n'importe qui, même une bonne sœur si le cœur lui en disait.

Incapable de retenir sa curiosité, Noomi se dirigea vers son salon, soulevant babioles et livres sans vergogne. Il l'aurait probablement arrêté, si ça l'avait dérangé. Au lieu de ça, il lui proposa un verre. Je sais faire deux choses à la fois, plus même si je suis motivée correctement, fit-elle, concentrée sur un magazine qui, clairement, s'adressait à un public dont elle ne faisait partie. Un whisky, sec, demanda-t-elle en parcourant rapidement les pages. Peu intéressée par les marchés financiers présentés sur le papier glacé, elle reposa le magazine sur la table basse avant d'errer un peu plus dans la pièce. On en apprenait beaucoup sur quelqu'un en visitant son foyer. Et un bref coup d'œil à l'intérieur de celui de Thomas ne fit que confirmer ce qu'elle savait déjà. Ils appartenaient à des mondes très différents. Pas certaine de savoir quoi faire de cette évidence, Noomi reporta son attention sur lui, attrapant le verre qu'il lui tendait. Un rien surprise par son soudain intérêt pour sa journée, elle prit une gorgée, laissant l'alcool brûler sa gorge avec un murmure de satisfaction. Terrible, vraiment. Même Beyoncé n'a pas aidé. J'étais prête à balancer mon ordinateur par la fenêtre quand j'ai eu ton message. Elle s'arrêta, fronçant le nez. Non, c'est pas tout à fait vrai, j'étais sous la douche mais vraiment, sale journée. La tienne ? Elle balaya la pièce d'un nouveau regard, sa main libre dansant en l'air. On est sur une ambiance très repaire de méchants de James Bond. Laisse-moi deviner, une autre journée très productive dans la préparation de ta domination mondiale ? Elle haussa un sourcil, retenant à grand peine un sourire moqueur.