written in the scars

i don't want to die without any scars ›

warning : alcool, violences conjugales, abandon, sexualité, drogues.

Les artères du Bronx c'est chez eux depuis toujours. Papa n'a jamais été quelqu'un de franchement sympa, en fait c'était pas rare que ça rentre à la maison en criant. En claquant des portes et en balançant les bouteilles vides. Parfois pleines. Maman elle a pris l'habitude de torcher le parquet et les murs dégueulasses, de préparer le repas pour amortir un peu la fureur de papa parce que son boulot, il était vraiment dur et impitoyable vous voyez. Donc c'était normal qu'il y ait des claques qui partent, des gros mots qui sortent, des menaces qui prennent vie sous les yeux du petit Leon qui jouait encore aux voitures. Leon il voyait tout, il voyait papa, il voyait maman. Mais papa, il voyait pas Leon. Maman elle faisait attention à son fils, déjà parce que c'était le seul, et puis parce qu'il était adorable quand même. Il faisait moins de bêtises que papa. Il jetait moins de bouteilles, aussi. Heureusement qu'il avait sa Game Boy, Leon. Comme ça il jouait tous les jours et il entendait pas trop papa hurler après maman. Oui, c'était vraiment bien comme époque.

Après il y a eu que papa, il a commencé à vraiment devenir difficile. Les plats de maman n'arrivaient plus à calmer sa colère. Il n'y avait même plus assez de bouteilles à jeter. Et puis les gonds des portes ont déjà tous pété donc il y a plus rien à faire claquer non plus. C'est énervant de rentrer à la maison et de voir que tout est détruit, mais c'est encore plus énervant de n'avoir plus rien à détruire du tout. Papa il a levé la main sur maman, Leon a regardé mais ses doigts continuaient de pianoter sur sa Game Boy. En fait, il ne s'est pas rendu compte vraiment de la force que papa a déployé pour envoyer maman à l'autre bout de la pièce, ça a juste fait beaucoup de bruit. Mais du bruit à la maison il y en avait toujours alors ça n'a pas alerté Leon plus que ça. Il jouait, il s'amusait. Oui, c'était vraiment bien comme époque.

Un jour, papa n'est plus revenu du tout. Il a pris les clés de la voiture, maman a tiré sur la portière pour le supplier qu'il s'en aille pas mais papa a gueulé fort, très fort, il lui a dit qu'il fallait qu'elle arrête sinon elle allait s'en prendre une. Maman a arrêté de bouger. Leon il était toujours là, à côté, avec sa Game Boy dans les mains sauf que cette fois il jouait pas. Maman a commencé à verser des larmes, des larmes très moches. La voiture s'est mise à vrombir et papa est parti loin, très loin, avec un gros nuage de fumée noir derrière. Maman s'est écroulée à terre, les genoux sur le goudron sale. Elle a pleuré. Elle s'est demandée ce qu'elle allait faire maintenant, qu'est-ce qui allait se passer. Comment ils allaient s'en sortir. Leon s'est approché et il a pris maman dans ses bras. Leon, il pleure jamais. Leon il a senti la cage thoracique de maman se gonfler de soubresauts. Il a vu le chagrin qu'il y avait en elle.

Les factures s'accumulent dans la boîte aux lettres. En fait, tout s'accumule dans la boîte aux lettres. Les pubs, les tracts, les menaces de mort aussi. Maman elle en a plus rien à foutre maintenant, elle sort avec tout plein d'hommes différents. Des hommes qui passent à la maison, qui voient Leon en train de jouer par terre près de la télé mais ils s'en foutent de lui, ils veulent juste soulever la jupe trop courte de maman. Leon, il voit passer toutes ces personnes, ça lui arrive de regarder. De voir maman avec un verre de vin à la main, les yeux couverts d'une couche de maquillage, des tenues qu'elle mettait pas avec papa. Et puis il y a tous ces hommes qui viennent et qui repartent. Parfois il y en a qui reviennent, et ceux-là, Leon se demande si ce sera lui son prochain papa. Finalement, il y en a aucun qui reste longtemps. Même maman, elle rentre à la maison mais elle repart tout de suite. Un jour, c'est maman qui ne vient plus du tout à la maison.

Il y a pas d'argent dans les tiroirs. La nourriture dans le frigo commence à moisir, ça sent mauvais. Même son t-shirt il lui gratte, ça pue. Et lui aussi, ça le gratte. Leon il faut qu'il sorte. Qu'il aille voir dehors. Dehors ça sent moins pire qu'ici. De toute façon il y a plus personne dans la maison. Il abandonne sa Game Boy sur la table basse du salon. Dehors c'est bien parce que dehors il fait beau. Dehors il y a aussi Paolo, et Paolo il est trop cool, il a tout le temps plein de jeux, ses parents ont de l'argent et en plus il roule en mobylette Paolo. Leon il a jamais été à l'école, il sait pas encore lire et compter. Mais Paolo lui il sait faire tout ça. Paolo il a plein d'amis, il est populaire, les gens l'aiment bien parce qu'avec Paolo il y a toujours quelque chose de chouette à faire. Ensemble ils jouent à shooter dans les poubelles comme des ballons, ils embêtent les gens qui passent et ils grimpent sur le toit le plus haut du Bronx pour voir à quoi ça ressemble. C'est grand, cette ville. Il y a peut-être même papa et maman encore dedans.

Les parents de Paolo se séparent. C'est plus comme avant. Paolo est moins joyeux. Leon le sent. C'est marrant parce qu'il réagit un peu comme maman quand papa est parti pour toujours. Paolo pleure, il pleure fort. Jamais Leon l'a entendu pleurer comme ça. Là aussi, il entend le chagrin de Paolo. Comme avec maman, Leon prend Paolo dans ses bras. Et il attend que sous les côtes de Paolo ça arrête de rebondir n'importe comment sans arrêt. Que la pluie passe. C'est pas grave Paolo, parce qu'on va s'en sortir tu sais. On va faire de l'argent. Je sais pas comment mais on va en faire. Allez viens Paolo. Relève-toi Paolo. C'est sale par terre, tu sais.

C'est vrai qu'ils font de l'argent. C'est dur parce que pas beaucoup d'endroits veulent bien d'eux. Paolo il arrive encore à faire de l'argent parce que son papa avait des contacts, mais comme ils sont plus riches comme avant, c'est moins facile. Leon il a commencé à toucher aux aérosols, et il peint partout en ville, surtout là où c'est interdit. Mais il y a pas que ça qu'il a commencé à toucher, Leon. Il y a aussi la clope pendant une fête, et beaucoup de bière. C'est bien, la bière, ça donne chaud, ça rend heureux et ça fait un peu oublier les choses tristes. Leon il fait la rencontre de Tina, une jolie blonde avec de l'eyeliner noir autour des paupières. Tous les deux ils dansent dans le salon au milieu de tous les autres ados. Tina, elle porte des jupes courtes comme maman quand elle sortait avec plein d'hommes différents. Et Tina elle lui dit qu'il est beau Leon. Qu'elle voudrait bien essayer quelque chose avec lui. Leon comprend pas, alors elle le laisse l'emmener dans la chambre à côté.

Paolo donne de moins en moins de nouvelles de lui. C'est sûrement parce qu'il est très occupé. En réalité, Leon ne sait pas que Paolo s'est brisé une jambe en montant un meuble trop lourd dans les escaliers, et Paolo a trop honte pour lui dire. De toute façon Leon non plus il donne plus de nouvelles de lui. Il est avec Tina maintenant. Et ils font plein de choses. Ils dansent toujours. Ils passent du temps dans la chambre. Un jour Tina sort de sa poche un sachet avec du truc blanc dedans. Elle dit que c'est bien et que ça aide à aller mieux. Leon, il sait ce que c'est, il a déjà vu ça dans les films. Il sourit.

Tina a fumé cinquante-six clopes aujourd'hui. Elle arrive plus à s'arrêter. Leon aussi, il s'en enfile beaucoup, on voit plus rien dans l'appartement où ils se sont installés tous les deux. Tina elle travaille comme caissière au Target, ça rapporte presque rien mais au moins ça fait des sous, et ils peuvent manger. Leon il a commencé à faire de la musique sur la table de mixage, il poste sur internet et ça marche bien, les gens aiment. Tina, elle est complètement stone dans le canapé déglingué. Elle dit des choses qui n'ont aucun sens. Elle fixe le plafond sans battre des cils. Leon la regarde. Il dit rien. Il a l'habitude. Par terre, il y a Marley, un chien qu'ils ont trouvé dans la rue et qui crevait de faim. Marley bave partout, il mord les pieds de la table, il aboie, aussi. Les voisins se plaignent. Mais Marley est un gentil chien. C'est juste que c'est très dur de trouver un vétérinaire pas trop cher. C'est vraiment très dur. Il faut le soigner avec les moyens du bord. Marley, il boîte. On pense qu'une voiture l'a renversé. Mais Marley est un gentil chien.

Leon est allé voir Paolo à l'hôpital. Il a fini par apprendre que son ami ne marcherait plus comme avant, mais que ça irait quand même pour vivre. Paolo a du mal à regarder Leon. Il a un peu peur. Lui, Paolo, le mec hyper populaire avec toujours plein d'argent. Il a le pied dans le plâtre maintenant. Il pourra plus marcher normalement. C'est difficile de savoir comment consoler quelqu'un. Leon il sait pas vraiment. Alors il dit simplement que tout ira bien. Qu'il sera là. Que ça va aller. Il dit aussi que maintenant il a un chien, il s'appelle Marley, et Paolo l'aimera sûrement bien.

Tina, elle est enceinte. Son ventre a gonflé d'un coup. Le docteur lui a dit que ça faisait un moment en fait, que ça poussait là-dedans. Mais ils l'ont pas vu venir, c'est tout. Voilà, ils attendent un gamin. Leon, il comprend pas trop. Il est un peu abasourdi de la nouvelle. Maintenant c'est lui qui a du mal à regarder Tina. Tina, on va faire quoi de ce bébé. Tina, j'ai pas la carrure ni les épaules pour un bébé. Tina, il a peut-être du cannabis dans le sang, ce bébé. C'est une catastrophe, Tina.

C'était tout simplement une question de survie que de s'en aller avant d'avoir à assumer l'horreur. Tina n'a pas voulu interrompre sa grossesse. Qu'est-ce qu'il pouvait faire d'autre ? Il peut pas s'occuper d'un marmot, il sait déjà pas s'occuper de lui-même. Leon, il a fait comme papa avec maman. Il est juste parti avec les clés et il a disparu. Tina a tenté de le rattraper, de tirer sur sa veste. Leon a dit qu'il fallait qu'elle arrête, parce que sinon ça allait mal se passer. Tina, elle a jamais su si ce jour-là, Leon aurait vraiment fait quelque chose. Elle l'a jamais vu être violent. Mais elle a vu dans ses yeux, elle a vu que quelque chose aurait vraiment pu se passer. Alors elle l'a lâché. Elle l'a regardé partir, avec des larmes pleins les yeux. Comme maman. Comme Paolo. Comme tous les autres avant elle.